La colère n'a pas de force, c'est un colosse dont les genoux chancellent et qui se blesse lui-même encore plus que les autres G Flaubert
Au moment où j’écris ces quelques lignes, ma fille de 30 ans est en train de jouer avec des Dames roses. Nous sommes à l’hôpital. En cardiologie. Dans le couloir, des parents font les cent pas ; des enfants pleurent. C’est l’heure des soins, des cathéters, des prises de sang, des échographies cardiaques. Les parents sont blêmes. Leurs enfants ont de pauvres sourires, comme pour les rassurer.
" Ça va aller, maman. Ne t’inquiète pas, papa.”
Je refuse d’être envahie par la colère. Je ne la laisserai pas m’envahir, s’emparer de moi. Je refuse qu’elle me dépossède de mes moyens. Je veux, je dois garder mon sang froid, rester maîtresse de moi-même. La colère m’empêche de me concentrer, elle me disperse. On vise moins bien la cible quand on a les mains qui tremblent. Il est important que je reste calme. Et ce n’est pas toujours simple.
Je me demande si d’autres enfants de l’étage sont, comme ma fille, victimes de la Dépakine, ou de tout autre traitement. La question m’obsède.
Ne pas me laisser submerger par la colère.
Nous sommes jeudi. C’est le jour du staff. Les médecins se réunissent. Malgré moi, je guette le pas du cardiologue dans le couloir. Que va-t-il m’annoncer ? En fait, je sais ce qu’il va m’annoncer : ma fille va devoir subir une nouvelle chirurgie cardiaque.
La quatrième thoracotomie, en 30 ans. Ce que j’ignore encore, c’est quand. La semaine prochaine. Oui, mais quand ?
Je dois me préparer. Retrouver le sourire qui rassure, le ton léger que j’emploierai pour dire « à tout à l’heure ma princesse. Je t’attends à la cafet’ ». Et je la sens déjà, la boule dans la gorge. Celle qui étouffe. Qui bloque la voix. Si douloureuse. Ce « ça va aller », je dois le puiser tout au fond de mon cœur, de mon âme. Cela demande une énergie inimaginable. Je connais déjà cette angoisse, cette douleur de te voir partir, minuscule sur ton brancard.
J’ai peur de tes larmes, et je crois que j’ai encore plus peur de ton sourire. De ce petit sourire désolé, qui se veut fort et rassurant ; celui des enfants qui ont peur.
De ce sourire qui demande pardon. Alors que c’est à toi que l’on devrait demander pardon.
Ce sourire, je le dédie à tous ceux qui ont fait que tu es là.
Oui, je voudrais qu’il vous hante, qu’il vous empêche de dormir. Qu’il vous empêche d’admirer un ciel bleu, la chaleur d’un soleil d’été.
Je voudrais qu’il vous étouffe.
Parce-que, voyez-vous, tout ceci aurait pu être évité.
Si seulement, quelques médecins n’avaient pas décidé pour moi. Sans me concerter.
Ma fille…
Ma colère ne m’empêchera pas de me battre pour toi. Je me nourris de ton courage, et je te donne ma force. Je me nourris de ces vacances que nous ne pourrons pas prendre cet été, de ta déception, de ta peur, de ta fatigue. Je me nourris de la confiance que tu as en moi. Je me nourris de nos projets. Tout ce que nous mettons en place depuis 10 jours, enfermées que nous sommes dans notre petite chambre à attendre. Nous voulons danser, rire, plonger dans la mer, manger de la raclette, aller au bowling… Retrouver tous ceux qui nous manquent.
Et je te promets que nous nous ferons entendre.
Nous gagnerons.